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Houria Bouteldja pour les nuls

À l’occasion de son cycle de conférence anti-impérialiste et décolonial, Solidarité et Ecologie a tenu à inviter à Yverdon-les-Bains l’autrice et militante Houria Bouteldja. C’était l’occasion de revenir sur son ouvrage « Beaufs et Barbares, le pari du nous », proposition visant à réunir les classes populaires blanches et non-blanches dans un front commun face à la bourgeoisie capitaliste.

La brochure « Houria Bouteldja pour les nuls » a été rédigée à l’occasion, pour trois raisons : la première, et la principale, est de répondre à différentes accusations qui lui sont portées par la droite, l’extrême-droite, mais aussi par la gauche. On a en effet pu entendre qu’elle était à la fois homophobe, sexiste, antisémite et raciste. Convaincu que son engagement et sa pensée sont résolument tournés vers un horizon antiraciste, anticapitaliste, décolonial et opposé au patriarcat et à l’hétérosexisme, nous tenons à clarifier ses positions sur ces différents sujets.

La deuxième raison est d’esquisser différents pistes de réflexion pour adapter le propos de Beaufs et barbares au contexte suisse. En effet, le texte porte sur le contexte français, avec lequel la Suisse partage des similarités, mais également des différences conséquentes, sur lesquelles il vaut la peine de s’attarder.

Finalement, la troisième est de clarifier plusieurs concepts nécessaires à une bonne compréhension de la pensée d’Houria Bouteldja, et plus largement à une réflexion antiraciste et décoloniale conséquente.

Le document est consultable ci-dessous, téléchargeable et a été entièrement retranscrit plus bas.


Houria Bouteldja pour les nuls

Table des matières
I. De la question de l’homophobie
II. De la question du sexisme
III. De la question de l’antisémitisme
IV. De la question du racisme
V. Proposition stratégique pour adapter « Beaufs
et barbares » en Suisse
VI. Lexique

I. De la question de l’homophobie

1. La non-universalité des identités politiques LGBTQIA+

Houria Bouteldja insiste sur le fait que revendiquer une identité politique gay, en tant que revendication publique et identitaire, n’est pas un acte universel. Elle rappelle que cette identité s’est construite dans un contexte occidental, notamment en Europe et aux États-Unis au courant du XXe siècle, et n’existe pas de la même manière dans d’autres régions du monde (par ex. le Maghreb). La revendication de l’homosexualité en tant qu’identité politique n’est donc pas une norme applicable à toutes les sociétés. Elle précise que l’homosexualité peut exister sansnécessairement se manifester sous la forme d’une identité revendiquée politiquement. Selonelle, dans certains contextes culturels, l’homosexualité est vécue différemment, ce qui remet enquestion l’universalité1 des identités LGBTQIA+ telles qu’elles sont perçues et revendiquées dansles sociétés occidentales.

Cette perspective fait écho à l’analyse de Joseph Massad, qui, dans Desiring Arabs, argue que l’Occident a imposé des catégories comme « homosexuel » et « hétérosexuel » dans les sociétés colonisées, créant une binarité rigide qui n’existait pas avant l’influence coloniale. Bouteldja, comme Massad, critique l’idée qu’une identité sexuelle fixée et catégorisée serait applicable dans toutes les cultures, et considère que cette vision est issue d’un modèle occidental qui ne peut être transposé tel quels dans d’autres contextes. Cette approche postcoloniale met en lumière la complexité des expériences sexuelles et identitaires en dehors du cadre occidental.

Pratiques homosexuelles vs. identités politiques homosexuelles

Bouteldja fait une distinction importante entre « pratiques et vécus homosexuels » et « identités politiques homosexuelles ». Elle souligne que l’homosexualité peut être vécue de manière tout à fait différente d’un contexte à l’autre, et qu’il est impératif de respecter les stratégies de vie des personnes homosexuelles dans des contextes sociaux spécifiques, comme les quartiers populaires ou en dehors de l’Occident, où la revendication d’une identité gay peut être beaucoup plus difficile et risquée. L’homosexualité peut y être vécue discrètement, sans besoin des individus concernés de se revendiquer publiquement comme « gay », en particulier dans des contextes où la culture hétérosexuelle est dominante, comme dans certaines banlieues françaises ou dans des sociétés non-occidentales.

Cette distinction rejoint les idées de James Baldwin, qui a souvent critiqué l’essentialisation des identités sexuelles imposées par la société dominante. Baldwin reconnaissait la diversité des expériences humaines et rejetait les cadres rigides d’identités fixes. Il plaide pour la reconnaissance des vécus individuels et des luttes contre l’oppression, sans chercher à imposer une vision uniforme de ce qu’est être homosexuel ou hétérosexuel. Bouteldja, dans la même logique, défend l’idée qu’on ne peut pas imposer des modèles de vie ou des revendications identitaires d’un groupe extérieur sans tenir compte des conditions sociales, matérielles et culturelles dans lesquelles ces individus vivent.

L’injonction au coming-out et l’impérialisme sexuel

Un des points les plus clairs de la critique de Bouteldja concerne l’injonction faite aux hommes homosexuels, notamment dans les sociétés postcoloniales ou les quartiers populaires, de faire leur coming-out. Elle oppose la pression exercée par l’Occident pour que ces hommes revendiquent publiquement leur homosexualité, la qualifiant de doublement discriminatoire, à la fois raciste et homophobe. En effet, selon elle, lorsque les occidentaux célèbrent le coming-out d’un homme homosexuel « indigène », c’est une vision suprémaciste qui se manifeste : ils considèrent la « perte de virilité » perçue comme un amoindrissement de la menace que pourraient présenter les individués concernés. Pour Bouteldja, il y a un impérialisme sexuel qui consiste à imposer un modèle occidental d’identité et d’activisme sexuels aux sociétés non-occidentales, ce qui constitue une forme de domination culturelle.

Cette critique rejoint encore une fois les analyses de Joseph Massad, qui a observé l’imposition de la binarité sexuelle occidentale dans les sociétés arabes et postcoloniales. Massad montre comment les Occidentaux, en se félicitant du « coming-out » des homosexuels dans ces sociétés, ne font qu’imposer une norme qui n’a pas de sens dans ces cultures, et qui peut même être vécue comme une forme d’humiliation. De même, James Baldwin a souvent rejeté les normes de la société blanche et sa vision de la sexualité, plaidant pour une reconnaissance des complexités des identités humaines et sexuelles qui échappent aux modèles réducteurs imposés par les pouvoirs dominants.

La polémique sur la déclaration de Mahmoud Ahmadinejad

Enfin, il convient de clarifier la position de Bouteldja sur la fameuse déclaration de Mahmoud Ahmadinejad, selon laquelle « il n’y a pas d’homosexuels en Iran ». Contrairement à ce que certains de ses détracteurs affirment, Bouteldja ne soutient en aucun cas la répression des homosexuels en Iran. Elle commente plutôt le fait qu’Ahmadinejad ait proféré un mensonge éhonté qui défie les vérités dominatrices des puissances occidentales. Pour Bouteldja, ce mensonge est une forme de résistance, une manière de tenir tête à l’Occident qui utilise la question des droits LGBTQ+ pour critiquer et moraliser d’autres sociétés. Elle ne défend pas la répression des homosexuels, mais loue la manière dont les dirigeants non-occidentaux peuvent utiliser leurs discours pour défier l’hégémonie occidentale. Cette position trouve un écho dans la critique de Baldwin sur les discours de moralisation venus de l’Occident, qui, selon lui, sont souvent hypocrites et ignorent les réalités complexes des sociétés qu’ils prétendent juger.

Conclusion

En somme, Houria Bouteldja ne peut pas être qualifiée d’homophobe, car ses critiques portent sur l’instrumentalisation des identités politiques LGBTQIA+ par l’Occident et sur la manière dont ces identités sont imposées à des sociétés non-occidentales. Elle remet en question la prétendue universalité de l’identité homosexuelle telle qu’elle est définie en Occident, et défend une approche respectueuse des pratiques homosexuelles dans leurs contextes culturels spécifiques. Ses prises de position s’inscrivent dans une critique postcoloniale et antiraciste. Finalement, Bouteldja défend une vision de la sexualité plus complexe et respectueuse des divers vécus, loin des modèles imposés par l’Occident.


II. De la question du sexisme

Les masculinités subalternes et leur invisibilité

L’un des principaux thèmes abordés par Houria Bouteldja dans son discours est la question des « masculinités subalternes », en particulier celles des hommes non-blancs. En empruntant à Gayatri Spivak l’interrogation « Les subalternes peuvent-ils parler ? », elle pousse cette question encore plus loin : « Les hommes indigènes peuvent-ils parler ? ». Ce questionnement est crucial, car il met en lumière la manière dont les hommes racisés, en particulier les hommes indigènes, sont systématiquement réduits à des figures violentes ou menaçantes, sans véritable possibilité d’expression autonome. Dans son analyse, Bouteldja insiste sur le fait que pour le monde blanc, certains segments du monde indigène peuvent encore être « récupérés » (les femmes et les homosexuels, par exemple), à condition de se conformer aux normes imposées par la culture dominante. Mais pour les hommes indigènes, c’est une autre histoire : ils sont définis principalement par leur « négativité » et leur « dangerosité », et leur parole est soit étouffée, soit instrumentalisée. Par cette réflexion, Bouteldja ne cherche pas à défendre une masculinité toxique ou oppressive, mais à dénoncer l’invisibilité et la réduction systématique des hommes racisés à des stéréotypes négatifs. Elle pointe le fait que la parole des hommes racisés est souvent prise en charge par les femmes de leurs communautés, qui parlent à leur place, mais rarement de manière autonome et affirmée. Cette absence de reconnaissance des hommes racisés comme sujets à part entière dans les luttes sociales est un point fondamental de son discours.

Le féminisme blanc-universaliste et sa limitation

Houria Bouteldja critique vigoureusement le féminisme dit « blanc-universaliste », qu’elle considère comme un cadre trop limité pour aborder les réalités des femmes racisées. L’une des bases de cette critique réside dans le fait que le féminisme majoritaire, tel qu’il est souvent formulé en Occident, ignore ou minimise les impacts du colonialisme, du racisme et des structures de pouvoir spécifiques qui influencent les femmes racisées. Pour Bouteldja, il est essentiel de replacer le féminisme dans son contexte historique et géographique, et de l’adopter sous une forme décoloniale, qui tienne compte de ces facteurs. Elle rejette l’idée d’un féminisme « universel » qui, selon elle, tend à imposer des solutions et des perspectives venues de la culture dominante, sans véritable prise en compte des expériences vécues par les femmes racisées.

En ce sens, Bouteldja ne remet pas en cause la légitimité du féminisme en soi, mais plaide pour une approche plus inclusive et critique. Ce féminisme décolonial doit permettre de repenser la question du genre en intégrant une perspective intersectionnelle qui tienne compte à la fois des rapports de classe, de race et de genre. Loin d’être sexiste, sa démarche vise à renforcer les luttes féministes en y intégrant des voix et des expériences qui sont souvent réduites au silence ou ignorées dans les analyses féministes traditionnelles.

La solidarité raciale et le silence face aux violences

Un autre point fondamental de son discours est la réflexion autour du silence parfois tenu par les femmes racisées, notamment dans les contextes de violences conjugales. Elle fait référence à un phénomène largement observé chez les femmes noires, notamment aux États-Unis, qui préfèrent ne pas dénoncer un conjoint violent, par crainte de contribuer à l’incarcération d’un homme noir dans un système judiciaire raciste. Ce silence, loin d’être une forme d’acceptation de la violence, s’explique par un phénomène complexe de solidarité intra-communautaire et d’influence de la race dans les rapports sociaux. Bouteldja n’encourage pas ce silence, mais l’explique et le décrit comme une forme de résistance à un système raciste, qui criminalise systématiquement les hommes noirs.

En insistant sur cette dynamique, Bouteldja met en lumière une double oppression : d’une part, les violences de genre auxquelles sont confrontées les femmes racisées, et d’autre part, l’oppression raciale qui touche également leurs conjoints. Cela n’équivaut en aucun cas à un soutien aux comportements violents, mais à une analyse des choix difficiles auxquels les femmes racisées peuvent être confrontées dans un contexte social et judiciaire profondément injuste.

La défense de la présomption d’innocence et des hommes racisés

L’exemple de l’affaire Tariq Ramadan, dans laquelle Bouteldja a été personnellement impliquée, est un autre élément clé pour comprendre sa position. Dans le contexte de l’affaire #MeToo, qui a révélé de nombreuses accusations de violences sexuelles, Bouteldja a pris position en faveur de la présomption d’innocence, en particulier pour les hommes racisés. Elle a été accusée d’être « au service des porcs » pour avoir simplement souligné que, dans un contexte raciste, il était important de respecter cette présomption d’innocence, comme pour tout autre accusé.
Bouteldja met en lumière le fait que, dans ce cas précis, Tariq Ramadan a été l’un des rares hommes à être incarcéré préventivement, ce qui soulève la question de la manière dont les hommes racisés sont traités différemment des hommes blancs dans des affaires similaires. Ce n’est pas un soutien inconditionnel à Tariq Ramadan ou une apologie de ses actes, mais une dénonciation des discriminations raciales dans le système judiciaire. Bouteldja s’interroge aussi sur l’impact de cette stigmatisation des hommes racisés sur la condition des femmes racisées, en suggérant qu’on ne peut pas espérer améliorer leur sort en traitant leurs pères, frères ou compagnons comme des sous-hommes.

Le féminisme décolonial : une approche dialectique et inclusive

En fin de compte, Houria Bouteldja ne se positionne pas contre les femmes ni contre la lutte féministe, mais elle appelle à une réévaluation de la lutte pour les droits des femmes dans une perspective décoloniale. Elle met en avant une approche dialectique, qui prend en compte les multiples formes d’oppression et qui refuse de réduire la lutte féministe à une simple opposition entre hommes et femmes. Elle appelle à une réflexion plus large sur la façon dont le genre, la race, la classe et la sexualité interagissent dans les sociétés modernes, en particulier dans le contexte des héritages coloniaux.
Sa critique du féminisme blanc-universaliste, loin d’être sexiste, est une invitation à enrichir les analyses féministes en tenant compte des réalités spécifiques des femmes racisées et des hommes racisés. Cette perspective décoloniale permet non seulement de penser les rapports de genre et de race de manière plus complexe, mais aussi de rendre les luttes plus inclusives et plus justes pour toutes et tous.

Conclusion

L’accusation de sexisme à l’encontre d’Houria Bouteldja repose sur une mauvaise compréhension de ses propos et de son projet politique. Son travail vise à déconstruire les rapports de pouvoir, à la fois raciaux et de genre, à travers une approche décoloniale qui intègre les voix des hommes et des femmes racisés dans la lutte pour l’égalité. Plutôt que de renforcer un féminisme qui ignore les réalités spécifiques des communautés racisées, Bouteldja appelle à une forme de féminisme plus complexe, nuancée et critique.


III. De la question de l’antisémitisme

La dénonciation du philosémitisme d’État comme une instrumentalisation Dans son ouvrage, Bouteldja critique également le philosémitisme d’État, qui consiste, selon elle, à utiliser la mémoire de la Shoah pour justifier des politiques de répression contre d’autres formes de racisme et de colonialisme. Ce philosémitisme est perçu comme une manière de maintenir les Juifs dans une catégorie distincte et de les utiliser comme un levier politique. Elle n’attaque donc pas les Juifs, mais plutôt l’instrumentalisation de leur histoire par des gouvernements pour détourner l’attention des inégalités et injustices contemporaines, notamment en ce qui concerne les peuples palestiniens.

Le contexte de ses propos sur « Les sionistes au goulag »

L’une des polémiques les plus médiatisées porte sur une photo de 2014 où Houria Bouteldja pose avec une pancarte qui dit : « Les sionistes au goulag ». Si cette photo a été utilisée pour l’accuser d’antisémitisme, il est crucial de rappeler que la pancarte fait explicitement référence à l’idéologie sioniste, et non à la communauté juive. La manifestation se déroulait dans un contexte de solidarité avec le peuple palestinien face aux attaques israéliennes à Gaza. Le reproche d’antisémitisme ne prend pas en compte que la critique de l’idéologie sioniste et de ses actions coloniales ne relève pas d’une haine des Juifs, mais d’une opposition à un projet politique spécifique. En cela, Bouteldja n’a jamais visé les Juifs en tant que tels, mais bien l’idéologie qui sous-tend le sionisme.

La critique des dynamiques de pouvoir, et non des Juifs Dans son livre, Bouteldja parle également des Juifs qui, comme d’autres groupes marginalisés, pourraient être tentés de « se fondre dans la blanchité », c’est-à-dire dans un système dominant basé sur des critères raciaux spécifiques. Ce n’est pas une critique des Juifs en tant que tels, mais une analyse sociopolitique des dynamiques d’intégration dans des sociétés racistes et coloniales. De plus, elle souligne que cette dynamique s’applique aussi aux Indigènes et à d’autres groupes marginalisés, illustrant ainsi que sa critique n’est pas dirigée contre les Juifs, mais contre les structures de pouvoir et les processus d’assimilation dans des sociétés inégalitaires.

Le rejet de l’amalgame entre « Israélien » et « Juif »

Un autre point important de l’argumentaire de Bouteldja, qui démontre son absence d’antisémitisme, est sa clarification sur la question de la distinction entre israélien et juif. En 2020, elle a déclaré que « on ne peut pas être israélien innocemment », ce qui faisait référence à la position d’un colon dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Toutefois, ce propos ne s’appliquait pas à l’ensemble des Juifs, mais à ceux qui, selon elle, incarnent l’occupation et le colonialisme israélien. Elle précise que le terme « Israélien » désigne spécifiquement ceux qui soutiennent l’État d’Israël dans sa politique coloniale, et non les Juifs en général. Ainsi, elle s’oppose à toute assimilation entre Israélien et Juif, refusant de tomber dans l’antisémitisme en réduisant les Juifs à une seule identité politique.

Conclusion

L’ensemble de ses propos, dans le cadre du livre Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations et des exemples fournis, montre que Houria Bouteldja n’est pas antisémite. Elle critique des idéologies politiques, en particulier le sionisme, qu’elle considère comme colonialiste et raciste, mais elle n’attaque jamais les Juifs en tant que groupe. Elle s’oppose à une instrumentalisation de la mémoire juive à des fins politiques, tout en appelant à une approche plus complexe et nuancée de l’histoire des Juifs et de leur place dans les luttes sociales et politiques contemporaines. Ses critiques sont dirigées vers les structures de pouvoir et les idéologies qui oppriment, et non contre une communauté religieuse ou ethnique.

IV. De la question du racisme

La notion de « race » comme outil de lutte contre le racisme Houria Bouteldja insiste sur le fait que la « race » n’est pas une réalité biologique, mais une construction sociale et politique née du racisme et de la période coloniale. Elle estime que l’idéologie raciste a engendré la notion de « race », qui n’a aucun fondement scientifique, mais qui structure néanmoins la société, constituant ainsi un fait social. La « race » devient alors une catégorie utilisée pour hiérarchiser les individus et justifier des discriminations. De la même manière que les inégalités économiques découlent du capitalisme ou que les inégalités entre hommes et femmes découlent du patriarcat, le racisme engendre cette hiérarchie raciale. Bouteldja ne cherche pas à renforcer cette division, mais au contraire à en dénoncer les effets et à lutter contre cette construction qui entretient l’injustice et l’inégalité, mais aussi de l’imposer comme thème légitime en lui-même sans avoir à le subordonner aux thèmes de la classe ou du genre.

Le terme « Blanc » : une désignation politique pour dénoncer la hiérarchie raciale

L’utilisation du terme « Blanc » par Bouteldja n’est pas une accusation morale envers les individus blancs, mais une critique du système social qui leur accorde un statut privilégié. Dans le contexte du racisme structurel, les Blancs occupent une position dominante dans la hiérarchie raciale. Le terme de blanchité désigne à la fois un ensemble de privilèges invisibles et un pouvoir systémique, fruit d’une histoire coloniale et impérialiste. Loin de se réduire à une catégorie identitaire, la blanchité est un élément central du maintien de l’oppression des personnes racisées, et sa compréhension est essentielle pour toute transformation sociale radicale.

La critique du métissage comme projet politique

Houria Bouteldja est souvent accusée de rejeter le métissage. Cependant, il est important de préciser qu’elle ne critique pas le métissage en tant que phénomène humain, mais l’idéologie du métissage qui serait perçue comme une solution idéale au racisme. Selon elle, l’idée que le métissage puisse résoudre les tensions raciales repose sur une vision utopique et naïve qui ignore les réalités profondes du racisme et des inégalités structurelles.
Elle cite Aimé Césaire, qui, tout en célébrant la rencontre des cultures, a critiqué l’idée du métissage comme projet politique. Bouteldja met en garde contre l’idée que le métissage, ou les unions interraciales, seraient un moyen de parvenir à l’égalité et de mettre fin au racisme. Selon elle, ces unions, et en particulier le mariage avec des Blancs, sont parfois perçues comme un moyen d’ascension sociale, un moyen de gagner un accès au privilège blanc. Elle ne s’oppose pas au métissage en tant que tel, mais elle critique l’idéologie qui veut en faire une solution magique contre les discriminations.

La polémique autour du terme « souchien » : une ironie subversive

En 2007, Houria Bouteldja crée la controverse en utilisant le terme « souchien » dans une émission de télévision, pour ironiser sur l’expression « Français de souche ». Selon elle, ce terme est une manière euphémique de désigner les « Français blancs » et de maintenir une hiérarchie raciale implicite dans la société. Loin d’être une insulte, l’utilisation du terme « souchien » était une tentative de dénoncer le racisme latent derrière l’usage du terme « Français de souche ». Bouteldja voulait souligner l’injustice de cette catégorisation, qui repose sur une idée de pureté raciale, et la manière dont elle sert à exclure et marginaliser les groupes racisés.

Ses détracteurs ont déformé cette déclaration en l’interprétant comme une insulte (« sous-chiens ») envers les Français, mais la justice a validé son intention, lui donnant raison dans le cadre du procès intenté contre elle. Cette polémique révèle une incompréhension des propos de Bouteldja, qui visent à déconstruire des catégories raciales établies et à interroger la façon dont elles structurent la société.

La lutte globale contre les dominations

Enfin, il est souvent affirmé que Houria Bouteldja subordonne toutes les luttes à celle de l’antiracisme ce qui est inexact. Dans la réflexion de Bouteldja, la lutte contre le racisme est indissociable de la critique de l’État racial intégral. Ce concept désigne un système où le racisme est profondément enraciné dans toutes les structures sociales et politiques. L’État racial intégral est un modèle dans lequel l’État, la société politique, les institutions et la société civile sont tous impliqués dans le maintien et la perpétuation des rapports raciaux inégalitaires. Ce n’est pas simplement un phénomène individuel ou institutionnel, mais un pacte social qui organise la hiérarchie raciale de manière systématique et structurée. En ce sens, la lutte décoloniale doit s’attaquer à cet État racialisé et à ses mécanismes de domination pour renverser les rapports de pouvoir et construire une société plus juste.

Conclusion

Houria Bouteldja se positionne comme une intellectuelle critique du racisme structurel et des hiérarchies raciales, et ses propos visent à déconstruire ces rapports de pouvoir. En utilisant les termes de « race » et de « Blanc », elle cherche à mettre en lumière la réalité sociale des inégalités raciales et à dénoncer le système qui les perpétue. Enfin, elle propose une approche de la lutte sociale, appelant à l’unité des différentes résistances pour renverser les structures de pouvoir oppressives.

V. Proposition stratégique pour adapter « Beaufs et Barbares » en Suisse

Contextualisation des luttes sociales et antiracistes en Suisse

Le livre de Houria Bouteldja analyse les rapports entre l’Occident et les populations issues de l’immigration, notamment celles en provenance des anciennes colonies. En Suisse, il serait pertinent de réfléchir aux dynamiques racialistes, notamment en lien avec les populations issues de l’immigration, comme les travailleurs migrants d’Italie, du Portugal et d’Espagne mais aussi les populations en provenance des Balkans, du Maghreb, ou d’Afrique subsaharienne.
Il serait intéressant d’étudier la manière dont les réfugiés et les demandeurs d’asile sont perçus en Suisse, notamment à travers des sujets comme l’initiation à la politique d’asile, les discriminations raciales, et la question de l’intégration dans un pays très polarisé en matière de droits des étrangers. La question de la naturalisation spécifique au contexte suisse ainsi que les délais légaux associés sont aussi à prendre en considération.

Réflexion sur l’islamophobie et les populations non-blanches

L’islamophobie est un thème récurrent dans l’ouvrage, et la Suisse n’échappe pas à cette problématique, notamment à travers les débats publics sur les minarets, le port du voile ou encore la question de la « sécurité » nationale liée aux musulmans ou aux populations nonblanches.
Une adaptation suisse pourrait questionner la manière dont les populations non-blanches sont perçues dans ce pays, avec ses particularités, comme la gestion des minorités dans un cadre fédéral, les politiques de citoyenneté, et la manière dont la Suisse, traditionnellement vue comme une société « neutre », aborde les défis de la diversité et quel discours elle crée sur le racisme. La suisse étant un état fédéral, elle joue beaucoup avec la notion de diversité entre les régions et cantons (linguistiques, religieuse) pour créer une (fausse) rhétorique de diversité qui évacue la question de la race.
Il est aussi important de prendre en considération que la Suisse s’aligne la plupart du temps sur les discours dominants des autres états européens en matière d’immigration et l’extrême-droite helvétique reprend quasiment à l’identiques les thèses des mouvements européens similaires.
On peut également se pencher sur la question de la blanchité subalterne, en particulier en ce qui concerne les populations originaires des Balkans. En plus d’être marginalisés, ces groupes sont instrumentalisés pour l’articulation d’une islamophobie spécifique, où l’État établit une distinction entre le « bon islam » des populations plus occidentalisées ou européanisées et le « mauvais islam » des personnes venant du Moyen-Orient. Cette observation doit aussi prendre en compte le cas particulier des populations bosniaques, plus proches de leur islamité en raison de facteurs culturels et géopolitiques. En bref, les populations musulmanes des Balkans (plus précisément les diasporas albanaises et bosniaques) sont historiquement et encore actuellement perçues comme « barbares », malgré un certain accès à la blanchité.

Approche des frontières et de l’altérité

La question des frontières est également cruciale dans le livre de Bouteldja, notamment en lien avec les constructions sociales et politiques de l’altérité. En Suisse, cela pourrait se traduire par un examen des frontières physiques et idéologiques, ainsi que de la notion de fédéralisme (et de neutralité) telles que celles imposées par les politiques d’immigration, les discussions sur les réfugiés, et les discriminations systémiques à l’égard des « autres » dans un pays pourtant très riche et prospère.
Il serait intéressant de penser à la façon dont la Suisse, tout en étant un espace de solidarité et d’accueil pour de nombreuses personnes, est aussi un lieu où les discours d’exclusion et de fermeture se manifestent, notamment à travers des référendums ou des initiatives populaires sur l’immigration.

L’expérience post-coloniale et les minorités en Suisse

Beaufs et barbares analyse également les rapports entre les anciens colonisateurs et les populations issues de l’immigration post-coloniale. Bien que la Suisse n’ait pas eu un empire colonial construit selon les mêmes modalités que la France ou la Grande-Bretagne, le pays a une histoire complexe d’engagement économique et diplomatique avec les anciennes colonies. L’adaptation pourrait donc questionner l’héritage colonial suisse, notamment avec les liens entre la Suisse et certains pays africains, asiatiques ou du Moyen-Orient, ou encore la manière dont l’histoire coloniale est enseignée et perçue dans le pays cette fois-ci dans une approche décoloniale. Il est aussi important de prendre en compte les éléments liés à l’impérialisme suisse contemporain, notamment via l’industrie pharmaceutique, minière et alimentaire mais également via le financement de diverses guerres impérialistes et coloniales.

Discriminations et racisme structurel et notion d’état racial

L’un des principaux enjeux du livre est la dénonciation des discriminations systémiques. En Suisse, bien qu’il y ait une grande attention portée aux droits de l’homme et une forte tradition humanitaire, des discriminations raciales persistent, qu’il s’agisse de l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation, ou des interactions avec la police, mais également sur une défense des droits de l’homme à géométrie variable sur la scène internationale.
Il serait pertinent de creuser la question de l’invisibilité des minorités raciales dans les discussions sur la discrimination et les inégalités sociales, notamment le racisme à l’encontre des populations noires et musulmanes, mais aussi les rapports entre les Suisses, dits « de souche », et les autres groupes ethniques et religieux.

Les tensions autour des valeurs et de la laïcité

Le livre aborde aussi la question des valeurs et de la laïcité. En Suisse, le débat sur la laïcité est complexe car l’Etat n’est pas systématiquement défini comme laïc ; se superposent alors des questions de religion et de culture et de politiques des services publics (école, administration) propres à chaque canton. L’adaptation pourrait traiter de la place de la religion dans l’espace public, avec les controverses autour des symboles religieux (voile, croix, etc.), tout en faisant un parallèle avec les valeurs suisses de neutralité et d’indépendance et la récupération des discours sur la laïcité provenant d’autres pays.

Historique du rapport de la gauche suisse aux luttes antiracistes et bilan de son discours

Une adaptation de Beaufs et barbares au contexte suisse doit inclure un historique du rapport que la gauche suisse a entretenu avec les luttes antiracistes. Bien que la gauche sociale démocrate Suisse se revendique solidaire, elle n’a pas toujours été à la hauteur des enjeux raciaux et impérialistes. Il est donc essentiel de faire un bilan critique de la solidité de son discours sur ces questions, notamment en examinant les compromis électoraux et les limitations idéologiques.
Il est également crucial d’évaluer la capacité des partis de gauche combatifs à intégrer un véritable discours antiraciste et décolonial, qui dépasse le faux choix entre la lutte des classes et la lutte des races. Ce discours doit aussi éviter les injonctions à l’intégration des minorités dans un modèle de « modernité occidentale ». L’analyse doit explorer comment la gauche suisse peut dépasser ces clivages et adopter une approche cohérente et radicale, qui reconnaît les luttes internationales sans se limiter aux logiques d’intégration dans le système capitaliste et occidental.

Conclusion
Adapter le livre Beaufs et barbares de Houria Bouteldja au contexte suisse implique de prendre en compte les spécificités sociales, politiques et culturelles de la Suisse tout en restant proches des outils et de la vision politique de l’ouvrage.
Ce travail d’adaptation pourrait ainsi questionner les structures sociales, politiques et économiques qui contribuent à l’exclusion et à la marginalisation des minorités en Suisse, tout en soulignant la manière dont ces questions sont aussi globales, transcendant les frontières nationales.

VI. Lexique

Blanchité
: La blanchité désigne l’ensemble des privilèges sociaux, économiques et politiques associés à la position dominante des personnes perçues comme blanches dans les sociétés racistes. Ce concept met en lumière comment les personnes blanches bénéficient d’avantages invisibles et souvent non reconnus, simplement en raison de leur appartenance à cette catégorie raciale, souvent en contraste avec les discriminations subies par les groupes racisés. La blanchité ne se limite pas à la couleur de peau, mais implique aussi des mécanismes de pouvoir, de domination et d’exclusion.

Blanchité subalterne : La blanchité subalterne désigne des groupes blancs, qui sont perçus comme inférieurs ou a qui on prête de caractéristiques de « non-blancs ». Ils sont de fait discriminé par d’autres blancs dominants. Bien qu’ils soient « Blancs » selon la norme raciale occidentale, ces groupes ont été marginalisés et souvent considérés comme étrangers. Houria Bouteldja montre que cette marginalisation, bien que différente de celle vécue par les personnes non-blanches, crée une ambiguïté qui peut mener à des discriminations au sein même de l’espace de la blanchité.

Décolonialisme : Désigne une approche qui cherche à déconstruire les structures héritées du colonialisme et à libérer les sociétés des oppressions raciales, économiques et culturelles qu’elles perpétuent encore aujourd’hui. Il s’agit d’une transformation radicale visant à rétablir l’autonomie des peuples colonisés. Cette notion n’est pas à confondre avec le postcolonial qui analyse principalement les effets du colonialisme après la décolonisation, en se concentrant sur les héritages et les conséquences des anciennes colonies.

Etat racial intégral : Concept qui décrit un système où le racisme est profondément ancré et structuré dans tous les aspects de l’État moderne, de ses institutions, à la société civile. Elle s’inspire de la théorie de Gramsci sur l’État intégral, en argumentant que le racisme systémique en France résulte de la collaboration entre la bourgeoisie, les institutions politiques, syndicales et la société civile, notamment la majorité blanche qui constitue la base de l’Étatnation. Dans ce système, le racisme ne se limite pas à une passion des élites, mais est aussi partagé et perpétué par les classes populaires blanches qui bénéficient des privilèges liés à la « blanchité ». Ce pacte racial se manifeste dans le maintien d’un ordre impérialiste et capitaliste, où le racisme est à la fois un outil d’exploitation et de légitimation du pouvoir.

Islamophobie : L’islamophobie désigne la peur, la haine ou les préjugés à l’encontre de l’islam et des personnes perçues comme musulmanes. Elle se manifeste par des stéréotypes négatifs, des discriminations, des actes de violence ou des discours hostiles envers les musulmans. Cette forme de racisme est souvent alimentée par des représentations erronées de l’islam, le rejet de sa culture et de ses pratiques, et peut se traduire par des comportements excluants ou intimidants.

« Indigène » : Le terme « indigène » chez Houria Bouteldja désigne le sujet colonial, celui qui, malgré sa citoyenneté, reste subordonné par des discriminations raciales et sociales.
« Indigène de la République » exprime cette condition de sous-citoyen dans l’État français, où les personnes issues de l’immigration post-coloniale sont exclues des privilèges de la citoyenneté malgré leur nationalité. Ce terme, bien que provocateur, est utilisé pour dénoncer l’inégalité systémique et l’héritage du colonialisme, en soulignant le fossé entre l’égalité formelle et la réalité de l’oppression.

Philosémitisme d’Etat : Le philosémitisme, bien qu’apparentement positif, peut être considéré comme une forme d’antisémitisme, car il impose une vision stéréotypée et uniforme du peuple juif, souvent en lien avec le soutien à Israël. En forçant tous les Juifs à adhérer à un certain discours ou à une position politique, il nie leur diversité d’opinions et leurs droits à l’autonomie intellectuelle et politique. Cette pression à l’unité exclut ceux qui s’opposent au sionisme, et, en renforçant une identité juive instrumentalisée à des fins politiques, il perpétue une forme d’exclusion et de marginalisation, en les réduisant à un rôle de « victimes » ou de « porteparoles » du pouvoir. Ainsi, le philosémitisme, en cantonnant les Juifs dans une image figée et en les utilisant à des fins politiques, devient une forme subtile mais réelle d’antisémitisme.

Sioniste : Groupe portant un projet colonial qui repose sur l’implantation d’une population ethnoreligieuse supposée, les juifs (comme bloc monolithique), dans une région habitée par une population autochtone, les Palestiniens. Ce mouvement, né à la fin du XIXe siècle, et découlant d’une volonté antisémite des puissance impérialistes européenne d’isoler les juifs d’Europe, est perçu comme une forme de domination étrangère qui a conduit à la dépossession des terres et à l’effacement des identités culturelles et politiques palestiniennes. L’établissement de l’État d’Israël devient alors une continuation de processus coloniaux classiques, où la violence, l’expulsion et la marginalisation des populations locales sont des mécanismes centraux. Dans cette perspective, le sionisme n’est pas simplement un projet nationaliste d’extrême-droite, mais un projet de colonisation de peuplement qui a transformé les Palestiniens en sujets subalternes sur leur propre terre.

Universalité : L’universalité, dans sa définition formelle, désigne l’idée que tous les êtres humains, indépendamment de leur origine, culture ou croyance, devraient jouir des mêmes droits et dignité. Cependant, cette notion masque souvent les inégalités structurelles et a été détournée, notamment pendant la colonisation, pour justifier la domination et l’exploitation des peuples colonisés. Ce prétendu universalisme a légitimé la marginalisation et l’effacement des identités locales, tout en renforçant une vision homogénéisante et unipolaire du monde. L’universalité devient ainsi un outil de domination, qui nie les différences et les luttes spécifiques des groupes opprimés, tout en maintenant des rapports de pouvoir inégalitaires.